XIV
DIALOGUES DE SALON
« — Si je l’ai découvert, c’est que je le cherchais.
— Comment ?… Vous espériez peut-être le trouver ?
— J’ai pensé que ce n’était pas improbable. »
A. Conan Doyle
La minuterie de l’escalier ne fonctionnait pas et ils montèrent à tâtons dans le noir. Muñoz allait devant, cherchant la rampe de la main. Arrivés sur le palier, ils s’arrêtèrent tous les deux, l’oreille tendue. Aucun bruit, mais un rai de lumière filtrait sous la porte. Julia ne pouvait voir le visage de son compagnon dans le noir, mais elle sut que Muñoz la regardait.
— Trop tard pour reculer, dit-elle en réponse à la question muette du joueur d’échecs dont elle n’entendait que la respiration paisible.
Elle chercha la sonnette et appuya une fois sur le bouton. La sonnerie s’évanouit derrière la porte comme un écho lointain, au fond du long couloir. Ils attendirent un peu, puis entendirent des pas s’approcher lentement. S’arrêter, puis repartir, plus lents et plus proches, avant de s’arrêter une nouvelle fois. La serrure tourna avec une lenteur exaspérante, puis la porte s’ouvrit enfin, projetant sur eux un rectangle de lumière qui les éblouit un instant. Et quand Julia vit la silhouette familière se découper doucement à contre-jour, elle se dit qu’elle ne souhaitait pas vraiment cette victoire.
Il s’écarta pour les laisser entrer. Leur visite inattendue ne semblait pas le déranger ; à peine s’il montra un soupçon de surprise bien élevée, dont l’unique indice visible fut ce sourire un peu déconcerté que Julia perçut sur ses lèvres quand il referma la porte derrière eux. Sur un lourd meuble anglais de noyer et de bronze, une gabardine, un chapeau et un parapluie dégouttaient encore.
Il les conduisit au salon, au fond d’un long couloir dont le plafond très haut était décoré de beaux caissons et dont les murs accueillaient une petite collection de paysagistes sévillans du XIXe siècle. Et tandis qu’il les précédait entre les tableaux, qu’il se retournait de temps en temps vers eux en hôte attentif, Julia chercha vainement en lui quelque indice qui trahisse l’autre personnage qu’elle savait maintenant caché quelque part, comme un fantôme flottant entre Muñoz et elle, dont il serait désormais impossible d’ignorer la présence, quoi qu’il arrive plus tard. Et pourtant, malgré tout, même si la lumière de la raison fouillait maintenant les recoins les plus secrets de son doute, même si les faits s’ajustaient comme des pièces minutieusement ciselées, dessinant sur les images de La Partie d’échecs le tracé en noir et blanc de l’autre tragédie, ou des différentes tragédies qui venaient se superposer à celle que représentait le tableau flamand… Malgré tout, malgré cette douleur aiguë qui peu à peu remplaçait sa stupeur initiale, Julia était encore incapable de détester l’homme qui la précédait dans le couloir, à moitié tourné vers elle dans une attitude de sollicitude courtoise, élégant jusque dans son intimité, sa robe de chambre de soie bleue tombant sur son pantalon bien coupé, un foulard noué sous le col entrouvert de sa chemise, les cheveux légèrement ondulés sur la nuque et les tempes, les sourcils en accents circonflexes du vieux dandy hautain dont l’expression s’adoucissait toujours devant Julia, comme en ce moment, avec un sourire tendre et mélancolique qui s’ébauchait à la commissure des lèvres fines et pâles de l’antiquaire.
En silence, ils arrivèrent au salon, une vaste pièce au plafond décoré de scènes classiques – jusqu’à ce soir, celle que Julia avait toujours préférée représentait un Hector au casque étincelant faisant ses adieux à Andromaque et à son fils – qui renfermait entre ses murs couverts de tapisseries et de tableaux les possessions les plus précieuses de l’antiquaire : celles qu’il avait choisies pour lui tout au long de sa vie, refusant toujours de les mettre en vente quel que fût le prix qu’on lui en offrait. Julia les connaissait aussi bien que si elles avaient été à elle, beaucoup mieux que les objets dont elle se souvenait dans la maison de ses parents, que ceux mêmes qu’elle avait chez elle : le canapé Empire tapissé de soie sur lequel Muñoz, les traits graves, durs, figés, les mains dans les poches de sa gabardine, ne se décidait pas à s’asseoir bien que César l’y invitât d’un geste de la main ; le maître d’armes, un bronze de Steiner, élégant, tendu comme un ressort, le menton orgueilleux, qui dominait la pièce du haut de son piédestal posé sur un bureau hollandais fin XVIIIe où César avait toujours fait son courrier, du plus loin que Julia pût se souvenir ; la vitrine de coin George IV qui abritait une belle collection d’argenterie à godrons que l’antiquaire astiquait lui-même une fois par mois ; les meilleurs tableaux, les élus de Dieu, ses pièces favorites : une Jeune dame attribuée à Lorenzo Lotto, une magnifique Annonciation de Juan de Soreda, un nerveux Mars de Luca Giordano, un mélancolique Coucher de soleil de Thomas Gainsborough… Et la collection de porcelaines anglaises, de tapis, de tapisseries, d’éventails ; des pièces dont César avait fouillé minutieusement l’histoire, circonscrivant jusqu’à la perfection styles, origines et généalogies, une collection privée si personnelle, à ce point le reflet de ses goûts et talents esthétiques qu’il semblait vivre en esprit dans le moindre de ces objets. Il ne manquait que le petit trio de porcelaine de la Commedia dell’Arte : la Lucinda, l’Octavio et le Scaramouche de Bustelli qui se trouvaient dans le magasin, au rez-de-chaussée, sous leur globe de verre.
Muñoz, taciturne, était resté debout, calme en apparence, même si quelque chose en lui, peut-être la façon dont il posait les pieds sur le tapis, ou dont il écartait les coudes, les mains toujours enfoncées dans les poches de sa gabardine, indiquait qu’il était en alerte, prêt à faire face à tout imprévu. De son côté, César le regardait avec un intérêt neutre et poli, ne détournant les yeux vers Julia que de temps à autre, comme si la jeune femme était chez elle et que Muñoz fût au fond le seul étranger ici, celui qui devait expliquer la raison de sa venue à une heure aussi avancée de la nuit. Julia, qui connaissait César sur le bout du doigt – elle se corrigea aussitôt mentalement : jusqu’à ce soir, elle avait cru le connaître sur le bout du doigt –, sut que l’antiquaire avait compris, dès que la porte s’était ouverte, que la visite annonçait quelque chose de plus qu’un simple appel au troisième camarade d’aventure. Derrière son indulgence amicale, dans la manière dont il souriait et, plus clairement encore, dans l’expression innocente de ses yeux bleu clair, Julia décela une attente prudente, curieuse et un peu amusée ; l’expression qu’il avait, bien des années plus tôt, lorsqu’il attendait que Julia, assise sur ses genoux, prononce les paroles alors magiques, réponses aux devinettes enfantines qu’elle aimait tant que l’antiquaire lui pose : On dirait de l’or, ce n’est pas de l’argent… Ou encore : Il marche d’abord à quatre pattes, puis à deux, et enfin à trois… Et la plus belle de toutes : L’amoureux distingué sait le nom de la dame et la couleur de sa robe…
Et pourtant, César continuait à observer Muñoz. Dans cette nuit étrange, à la lumière tamisée de la lampe anglaise en forme de presse d’imprimerie sous son abat-jour de parchemin qui découpait en noir et blanc les objets qui l’entouraient, les yeux de l’antiquaire s’occupaient peu de la jeune femme. Ce n’était pas qu’ils fuyaient les siens, car lorsque leurs regards se croisaient, il la regardait en face, ne fût-ce qu’un instant, avec franchise et assurance, comme s’il n’y avait pas de secrets entre eux. Dès que Muñoz aurait dit ce qu’il avait à dire et qu’il s’en serait allé, aurait-on pu croire, il ne resterait entre eux, César et Julia, plus rien qui n’eût une réponse précise, convaincante, logique, définitive. Peut-être la grande réponse à toutes les questions qu’elle s’était posées tout au long de sa vie. Mais il était trop tard et, pour la première fois, Julia n’avait pas envie d’écouter. Sa curiosité s’était trouvée satisfaite devant le Triomphe de la mort de Bruegel l’Ancien. Et elle n’avait plus besoin de personne ; pas même de lui. La chose s’était produite avant que Muñoz n’ouvre le vieux volume d’échecs et ne lui montre ces photos ; si bien qu’elle n’avait rien à voir avec sa présence ce soir chez César. Une présence qui répondait à une curiosité strictement formelle. Esthétique, comme aurait dit César. Son devoir était d’être là, à la fois protagoniste et chœur, actrice et public de la plus fascinante des tragédies classiques – tous étaient réunis : Œdipe, Oreste, Médée et les autres vieux amis – jamais créées devant ses yeux. La représentation allait enfin être donnée en son honneur.
La situation était parfaitement irréelle. Julia s’alluma une cigarette et se laissa tomber sur le canapé. Puis elle croisa les jambes et allongea le bras sur le dossier. Elle avait devant elle deux hommes, tous les deux debout, qui composaient une scène aux proportions semblables à celles du tableau disparu. Muñoz à gauche, foulant aux pieds un très ancien tapis pakistanais dont le passage du temps n’avait fait que rehausser la beauté des rouges et des ocres. Le joueur d’échecs – maintenant, ils le sont tous les deux, songea la jeune femme avec une satisfaction morbide – n’avait pas ôté sa gabardine et regardait l’antiquaire en balançant légèrement la tête, avec cette expression de Sherlock Holmes qui lui donnait une allure étrangement digne, dans laquelle jouait un si grand rôle le regard de ses yeux fatigués, absorbés dans la contemplation physique de l’adversaire. Mais Muñoz ne contemplait pas César avec la morgue du vainqueur. Pas plus qu’on aurait pu lire de l’animosité sur son visage ; pas même une circonspection qui eût été parfaitement de mise dans les circonstances. En revanche, il y avait de la tension dans son regard, dans la manière dont saillaient les muscles de sa mâchoire osseuse, mais cette tension s’expliquait, pensa Julia, par la façon dont le joueur d’échecs étudiait maintenant l’apparence réelle de l’ennemi après avoir travaillé si longtemps contre son apparence idéale. Sans doute repassait-il dans sa tête d’anciennes erreurs, reconstituait-il des coups, évaluait-il des intentions. C’était l’expression obstinée et absente de quelqu’un qui, à l’issue d’une partie faite de brillantes manœuvres, ne s’intéresse plus vraiment qu’à savoir comment diable son adversaire a pu lui prendre un obscur pion oublié sur une case sans importance.
César était à droite et, avec ses cheveux argentés, sa robe de chambre de soie, on aurait dit un élégant personnage d’une comédie du début du siècle : tranquille et distingué, sûr de lui, sachant parfaitement que le tapis sur lequel se tenait son interlocuteur avait deux siècles et qu’il en était le propriétaire. Julia le vit glisser la main dans une poche, sortir un paquet de cigarettes à filtres dorés, en glisser une dans son fume-cigarette d’ivoire. La scène était trop extraordinaire pour qu’elle ne veuille pas la graver dans sa mémoire : ce décor d’antiquités aux couleurs sombres, aux reflets éteints, le plafond peint de sveltes personnages classiques, le vieux dandy élégant, équivoque, et l’homme maigre, mal habillé, dans sa gabardine froissée, face à face, en train de se contempler en silence, comme s’ils attendaient que quelqu’un, peut-être un souffleur caché dans un meuble d’époque, leur donne la réplique pour le début du premier acte. Depuis qu’elle avait découvert un air familier dans le visage du jeune homme qui regardait l’appareil du photographe avec toute la gravité de ses quinze ou seize ans, Julia avait prévu que cette partie de la représentation allait se dérouler à peu près ainsi. Comme cette curieuse sensation que l’on appelle le déjà vu. Elle connaissait ce dénouement auquel il ne manquait qu’un majordome en gilet rayé annonçant que Madame était servie pour que les limites du grotesque soient franchies. Elle regarda ses deux personnages favoris et porta sa cigarette à ses lèvres en essayant de se souvenir. Le canapé de César était confortable, pensa-t-elle paresseusement en laissant son esprit battre la campagne ; aucune salle de théâtre n’aurait pu lui offrir une meilleure place. Oui. Le souvenir revint avec facilité, un souvenir récent. Elle avait déjà jeté un coup d’œil à ce scénario. À peine quelques heures plus tôt, dans la salle douze du musée du Prado. Le tableau de Bruegel, ce roulement de timbales accompagnant le souffle destructeur de l’irrémédiable, balayant sur son passage jusqu’au moindre brin d’herbe sur terre, transformant tout en une seule gigantesque pirouette finale, dans l’énorme éclat de rire d’un dieu ivre qui cuvait son olympique cuite derrière les collines noircies, les ruines fumantes, l’embrasement des incendies. Pieter Van Huys, l’autre flamand, le vieux maître de la cour d’Ostenbourg, l’avait expliqué lui aussi, à sa manière, peut-être plus délicate et nuancée, hermétique et sinueuse que celle du brutal Bruegel, mais avec une intention identique ; en fin de compte, tous les tableaux étaient les tableaux d’un même tableau, comme tous les miroirs sont les reflets d’un même reflet, comme toutes les morts sont les morts d’une même Mort :
« Tout est un échiquier de jours et de nuits où le Destin joue avec les hommes comme s’ils étaient des pièces. »
Elle murmura intérieurement la citation en regardant César et Muñoz. Tout était prêt, on pouvait commencer. Les trois coups, s’il vous plaît. La lampe anglaise jetait un cône de lumière jaunâtre qui enveloppait les deux personnages. L’antiquaire pencha un peu la tête et alluma sa cigarette tandis que Julia vissait la sienne entre ses lèvres. Comme si c’était là le signal convenu pour commencer le dialogue, Muñoz acquiesça d’un lent signe de tête, même si personne n’avait encore dit un mot.
— J’espère, César, que vous avez un échiquier sous la main.
La réplique n’était guère brillante, reconnut la jeune femme. Ni même appropriée. Un scénariste imaginatif aurait certainement trouvé une meilleure formule à placer dans la bouche de Muñoz ; mais, songea-t-elle avec tristesse, l’auteur de la tragi-comédie était finalement aussi médiocre que le monde qu’il avait créé. On ne pouvait exiger qu’une farce dépasse le talent, la stupidité ou la perversité de son auteur.
— Je ne pense pas que nous aurons besoin d’un échiquier, répondit César, rehaussant un peu le ton du dialogue.
Non pas tant du fait des paroles qui elles non plus n’avaient rien d’extraordinaire, mais à cause du ton parfaitement adapté à la situation, en particulier une certaine nuance d’ennui que l’antiquaire sut imprimer à sa phrase ; un ton qui allait comme un gant au personnage. Comme s’il observait la scène assis sur une chaise de jardin, une de ces chaises de fer peintes en blanc, un dry très sec à la main, regardant de loin le monde. César était aussi raffiné dans ses pauses décadentes qu’il pouvait l’être dans son homosexualité ou dans sa perversité, et Julia, qui l’avait aimé aussi pour cela, sut apprécier à sa juste mesure cette attitude rigoureuse et exacte, si parfaite dans ses nuances qu’elle la fit se redresser sur le canapé, admirative, tandis qu’elle observait l’antiquaire à travers les spirales de fumée de sa cigarette. Car le plus fascinant était que cet homme l’avait trompée pendant vingt ans. En toute justice, le responsable de cette tromperie n’était pourtant pas lui, en fin de compte, mais elle. Rien n’avait changé chez César : que Julia en ait eu conscience ou pas, il avait toujours été le même – il n’avait pas eu d’autre choix que de l’être. Et maintenant, debout, une cigarette à la main, très sûr de lui et, elle en eut la certitude absolue, totalement dépourvu de remords ou d’inquiétude pour ce qu’il avait fait, il jouait – il posait – la distinction, la correction, comme lorsque Julia entendait de ses lèvres de belles histoires d’amants ou de guerriers. D’un instant à l’autre, il aurait pu se mettre à parler de Long John Silver, de Wendy, de Lagardère ou de Sir Kenneth, l’homme au léopard, et la jeune femme n’en aurait pas été le moins du monde surprise. Pourtant, c’était lui qui avait couché Álvaro sous la douche, qui avait enfoncé une bouteille de gin entre les cuisses de Menchu… Julia avala lentement la fumée de sa cigarette et plissa les yeux, savourant sa propre amertume. S’il n’a pas changé se dit-elle, et il est évident qu’il est le même, c’est moi qui ai changé. C’est pour cela que je le vois autrement cette nuit, avec des yeux différents : je vois une canaille, un imposteur et un assassin. Et pourtant, je suis toujours ici, fascinée, suspendue une fois de plus à ses lèvres. Dans quelques secondes, au lieu d’une aventure dans la mer des Antilles, il va me raconter que tout ce qu’il a fait l’a été pour moi. Et je vais l’écouter, comme toujours, parce qu’en plus cette histoire dépasse toutes celles que m’a racontées César. Elle les dépasse en imagination. Elle les dépasse en horreur.
Elle retira son bras du dossier du canapé, se pencha en avant, les lèvres entrouvertes, totalement absorbée par la scène qui se déroulait devant ses yeux, décidée à ne pas en perdre le moindre détail. Et ce mouvement parut être le signal qu’attendaient les deux protagonistes pour reprendre leur dialogue. Muñoz, les mains dans les poches de sa gabardine, la tête penchée de côté, regardait César.
— Je voudrais savoir quelque chose, dit-il. Quand le fou noir prend le pion blanc en a6, les blancs décident de déplacer leur roi de d4 à e5, si bien que la dame blanche met en échec à la découverte le roi noir… Que doivent jouer les noirs ?
Les yeux de l’antiquaire s’animèrent d’une lueur amusée ; on aurait dit qu’ils souriaient, alors que ses traits restaient imperturbables.
— Je ne sais pas, répondit-il au bout d’un instant. C’est vous le maître, mon cher. C’est vous qui devez le savoir.
Muñoz fit un de ses gestes vagues, comme s’il voulait se débarrasser de ce titre de maître que César venait de lui décerner pour la première fois.
— J’insiste, reprit-il lentement, en pesant ses mots, pour connaître votre opinion éclairée.
Le sourire de l’antiquaire qui jusque-là avait semblé se limiter à ses yeux se répandit comme par contagion à ses lèvres.
— Dans ce cas, je protégerais le roi noir en plaçant le fou en c4… – il regarda le joueur d’échecs avec une sollicitude courtoise. Qu’en pensez-vous ?
— Je prends ce fou, rétorqua Muñoz, presque brutalement. Avec mon fou blanc de d3. Et ensuite, vous me mettez en échec avec le cavalier en d7.
— Je ne fais rien du tout, cher ami – l’antiquaire soutenait son regard, impassible. Je ne sais pas de quoi vous parlez. Et ce n’est pas l’heure non plus de jouer aux devinettes.
Muñoz fronça les sourcils, l’air buté.
— Vous me mettez en échec en d7, répéta-t-il. Ne racontez plus d’histoires et regardez un peu l’échiquier.
— Mais pourquoi donc ?
— Parce qu’il ne vous reste plus beaucoup d’issues possibles… Je riposte à la mise en échec en jouant d6 avec le roi blanc.
César soupira et ses yeux bleus qui dans la pénombre de la pièce semblaient en ce moment extraordinairement clairs, presque dépourvus de couleur, se posèrent sur Julia. Puis, après avoir glissé son fume-cigarette entre ses dents, il hocha deux fois la tête, avec une légère grimace de chagrin.
— Alors, je le regrette beaucoup, dit-il, et il semblait vraiment contrarié, mais j’aurais dû prendre le deuxième cavalier blanc, celui de la case b1 – il regarda son interlocuteur d’un air peiné. Vous ne croyez pas que c’est dommage ?
— Oui. Particulièrement du point de vue du cavalier… – Muñoz se mordit la lèvre inférieure, songeur. Et vous le prendriez avec la tour ou avec la dame ?
— Avec la dame, naturellement – César eut l’air offensé. Il y a certaines règles…
Il laissa sa phrase en suspens avec un geste de la main droite. Une main pâle et fine sur le dos de laquelle transparaissaient les sillons bleutés de ses veines et qui, Julia le savait maintenant, était parfaitement capable de tuer avec autant de naturel ; peut-être en amorçant le mouvement mortel avec ce même geste élégant que l’antiquaire traçait en l’air en ce moment même.
C’est alors que, pour la première fois depuis qu’ils étaient entrés chez César, Muñoz laissa flotter sur ses lèvres ce sourire qui ne signifiait jamais rien, flou et lointain, modelé davantage par ses étranges réflexions mathématiques que par la réalité qui l’entourait.
— À votre place, j’aurais joué la dame en c2, mais tout cela n’a plus d’importance…, dit-il à voix basse. Ce que j’aimerais savoir, c’est comment vous pensiez me tuer.
— Tenez votre langue, je vous prie, rétorqua l’antiquaire qui semblait sincèrement scandalisé. Puis, comme s’il faisait appel à la courtoisie du joueur d’échecs, il fit un geste dans la direction du canapé où Julia était assise, sans la regarder. La demoiselle…
— À ce stade, répondit Muñoz, et le sourire diffus flottait toujours au coin de sa bouche, la demoiselle est aussi curieuse que moi, je suppose. Mais vous n’avez pas répondu à ma question… Vous pensiez recourir à la vieille tactique du coup sur la gorge ou sur la nuque, ou vous me réserviez un dénouement plus classique ? Je veux parler du poison, du poignard, vous voyez où je veux en venir… Comment diriez-vous ? – Il jeta un coup d’œil aux peintures du plafond comme pour y trouver le mot juste. Ah, oui. Quelque chose dans le style vénitien.
— J’aurais dit plutôt florentin, corrigea César, pointilleux jusqu’au bout, sans cacher pourtant une certaine admiration. Mais j’ignorais que vous fussiez capable d’ironiser sur ces choses.
— Mais je ne le suis pas, répondit le joueur d’échecs. Pas le moins du monde – il regarda Julia, puis montra l’antiquaire du doigt… Le voilà : le fou qui occupe une place de confiance à côté du roi et de la reine. Pour romancer un peu l’affaire, le bishop anglais, l’évêque intrigant. Le grand vizir traître qui conspire dans l’ombre car, en réalité, il est la Dame noire déguisée…
— Quel merveilleux feuilleton, répliqua César, moqueur, en battant lentement et silencieusement des mains, comme s’il applaudissait. Mais vous ne m’avez pas dit comment joueraient les blancs après avoir perdu leur cavalier… Pour être franc, mon cher ; je suis sur des charbons ardents.
— Le fou en d3, échec. Et les noirs perdent la partie.
— C’est tout ? Vous m’inquiétez, mon ami.
— C’est tout.
César examina la question. Puis il retira ce qui restait de sa cigarette de son fume-cigarette et déposa le mégot dans un cendrier, après en avoir délicatement fait tomber la braise.
— Intéressant, dit-il en levant son fume-cigarette comme s’il levait le doigt pour réclamer une courte pause.
Lentement pour ne pas alarmer inutilement Muñoz, il s’approcha de la table à jouer anglaise qui se trouvait à côté du canapé, à droite de Julia. Puis, après avoir fait tourner la petite clé d’argent dans la serrure du tiroir plaqué en bois de citronnier, il sortit les pièces, jaunies et noircies par le temps, d’un très ancien jeu d’ivoire que Julia n’avait jamais vu jusqu’alors.
— Intéressant, répéta-t-il tandis que ses doigts fins aux ongles méticuleusement soignés disposaient les pièces sur l’échiquier. La situation est donc celle-ci :
— C’est exact, confirma Muñoz qui regardait l’échiquier de loin, sans s’approcher. En se retirant de c4 à d3, le fou blanc permet une double mise en échec : dame blanche contre le roi noir et fou blanc contre la dame noire. Le roi n’a d’autre choix que de fuir de a4 à b3 et d’abandonner la dame noire à son sort… La reine blanche fera une autre mise en échec en c4 et forcera le roi ennemi à descendre, avant que le fou blanc ne prenne la dame.
— La tour noire va prendre ce fou.
— Oui. Mais c’est sans importance. Sans la dame, les noirs sont perdus. Et puis, dès lors que cette pièce disparaît de l’échiquier, la partie n’a plus de raison d’être.
— Vous avez peut-être raison.
— Sans aucun doute. La partie, ou ce qu’il en reste, se décide à présent avec le pion blanc de d5. Après avoir pris le pion noir de c6, il ira à dame sans que personne puisse l’en empêcher… Il y parviendra en six coups, neuf au grand maximum – Muñoz sortit de sa poche une feuille de papier couverte de notes au crayon. Par exemple, comme ceci :
Pd5 x Pc6 |
Cd7 – f6 |
Dc4 – e6 |
Pa5 – a4 |
De6 x Cf6 |
Pa4 – a3 |
Pc3 – c4 + |
Rb2 – c1 |
Df6 – c3 + |
Rc1 – d1 |
Dc3 x Pa3 |
Tb1 – cl |
Da3 – b3 + |
Rd1 x Pd2 |
Pc6 – c7 |
Pb6 – b5 |
Pc7 – c8… |
(Les noirs abandonnent) |
L’antiquaire prit la feuille de papier, puis étudia très calmement l’échiquier, son fume-cigarette vide entre les dents. Son sourire était celui d’un homme qui accepte une défaite écrite dans les astres. Puis il déplaça les pièces l’une après l’autre pour arriver à la situation finale :
— Je reconnais qu’il n’y a pas d’issue, dit-il enfin. Les noirs perdent.
Muñoz leva les yeux de l’échiquier, pour regarder César.
— C’était une erreur que de prendre le deuxième cavalier, murmura-t-il d’un ton objectif.
L’antiquaire haussa les épaules sans se départir de son sourire.
— À partir d’un certain moment, les noirs n’avaient plus le choix… Disons qu’ils étaient eux aussi prisonniers de leur élan, de leur dynamique naturelle. Ce cavalier était de trop dans le jeu – un instant, Julia aperçut un éclair d’orgueil dans les yeux de César. En réalité, nous n’étions pas loin de la perfection.
— Pas aux échecs, répondit sèchement Muñoz.
— Aux échecs ?… Mon cher ami – l’antiquaire montra les pièces d’un geste dédaigneux. Je parlais d’autre chose que d’un simple échiquier – ses yeux bleus se creusèrent, comme s’ils s’ouvraient sur un monde secret. Je voulais parler de la vie, de ces soixante-quatre cases de noires nuits et de blanches journées dont parlait le poète… Ou peut-être est-ce le contraire : de nuits blanches et de jours obscurs. Tout dépend de quel côté du joueur nous voulons placer l’image… De quel côté, pour parler en parabole, nous plaçons le miroir.
Julia remarqua que César ne la regardait pas, même si, tout le temps qu’à parlait à Muñoz, il donnait l’impression de s’adresser à elle.
— Comment avez-vous découvert que c’était lui ? demanda-t-elle au joueur d’échecs.
Pour la première fois, l’antiquaire eut comme un sursaut. Quelque chose dans son attitude changea tout à coup ; comme si Julia, en reprenant à haute voix l’accusation de Muñoz, avait rompu un pacte de silence. Mais sa réticence passagère s’évanouit aussitôt et son sourire se transforma en une moue moqueuse et amère.
— Oui, dit-il au joueur d’échecs, en se dévoilant pour la première fois. Dites-lui comment vous avez su que c’était moi.
Muñoz tourna légèrement la tête dans la direction de Julia.
— Votre ami a commis quelques erreurs… – il parut douter un instant du sens de ses paroles, puis esquissa un geste dans la direction de l’antiquaire, peut-être pour s’excuser. Quoique parler d’erreurs ne soit pas exact, car il a toujours su ce qu’il faisait et quels étaient les risques… Paradoxalement, c’est vous qui l’avez fait se trahir.
— Moi ? Mais je ne me doutais de rien jusqu’à ce que…
César tourna la tête. Presque avec tendresse, pensa la jeune femme, épouvantée par ses propres sentiments.
— Notre ami Muñoz parle au sens figuré, princesse.
— Ne m’appelle plus princesse, je t’en supplie vJulia ne reconnut pas le son de sa voix qui, même à elle, lui parut d’une dureté insolite. Pas ce soir.
L’antiquaire la regarda quelques instants, puis inclina la tête.
— Entendu, dit-il, et il parut avoir du mal à retrouver le fil de ses idées. Ce que Muñoz veut expliquer, c’est que ta présence dans le jeu lui a servi de contraste pour analyser les intentions de son adversaire. Notre ami est un bon joueur d’échecs ; mais de plus, il s’est révélé être un meilleur limier que je ne le croyais… Pas comme cet imbécile de Feijoo qui voit un mégot dans un cendrier et qui en déduit, comme beaucoup le feraient d’ailleurs, que quelqu’un a fumé – il lança un regard à Muñoz. C’est ce fou par le pion au lieu de la dame par le pion d5 qui vous a mis la puce à l’oreille, n’est-ce pas ?
— Oui. Ou du moins, c’est l’un des indices qui ont éveillé mes soupçons. Au quatrième coup, les noirs avaient déjà laissé passer la possibilité de prendre la dame blanche, ce qui aurait décidé de l’issue de la partie en leur faveur… Au début, j’ai cru qu’il s’agissait de jouer au chat et à la souris, ou que Julia était à ce point indispensable au jeu qu’elle ne pouvait être prise, ou assassinée, que plus tard. Mais quand notre ennemi, vous, a choisi de jouer pion contre fou au lieu de pion d5 contre dame, mouvement qui aurait nécessairement entraîné un échange de dames, j’ai compris que le mystérieux joueur n’avait jamais eu l’intention de prendre la dame blanche et qu’il était même prêt à perdre la partie plutôt que d’aller jusque-là. Et le rapport entre ce coup et la bombe du Rastro, ce présomptueux je peux te tuer mais je ne le fais pas, était si évident que je n’ai plus eu le moindre doute ; les menaces dirigées contre la dame blanche n’étaient qu’un leurre – il se tourna vers Julia. Car vous n’avez jamais été véritablement en danger dans toute cette histoire.
César hochait la tête, comme si ce n’était pas de lui dont on parlait, mais d’une tierce personne dont le sort ne lui faisait ni chaud ni froid.
— Vous avez également compris, dit-il, que l’ennemi n’était pas le roi, mais la dame noire.
Muñoz haussa les épaules sans sortir les mains de ses poches.
— Ce n’était pas difficile. Le lien avec les assassinats était évident : seules les pièces prises par la dame noire correspondaient à des morts réelles. J’ai alors analysé de plus près les mouvements de cette pièce, ce qui m’a permis d’aboutir à des conclusions intéressantes. Par exemple, son rôle protecteur par rapport au jeu des noirs en général, un rôle qui s’étendait même à la dame blanche, sa principale ennemie, qu’elle respectait pourtant comme si elle était sacrée… Sa proximité avec le cavalier blanc, c’est-à-dire moi, les deux pièces dans des cases contiguës, presque comme de bons voisins, tandis que la dame noire ne se décide pas à planter son aiguillon venimeux, qu’elle attend qu’il n’y ait plus d’autre solution… – il regardait César avec des yeux vides. Au moins, je peux me consoler en pensant que vous m’auriez tué sans haine, et même avec une certaine délicatesse, avec une sorte de sympathie complice, avec un mot d’excuse au bord des lèvres, en me demandant de vous comprendre. Purs impératifs du jeu d’échecs.
César fit un geste théâtral de la main, très XVIIIe siècle, apparemment satisfait de l’exactitude de l’énoncé.
— Vous êtes tout à fait dans le vrai, confirma-t-il. Mais, dites-moi… Comment avez-vous compris que vous étiez le cavalier, et pas le fou ?
— Une série d’indices ; certains mineurs, d’autres importants. Le point déterminant a été le rôle symbolique du fou comme pièce de confiance, à côté du roi et de la reine, dont je vous ai déjà parlé. Et vous, César, vous avez joué dans tout cela un rôle extraordinaire : fou blanc travesti en reine noire, qui jouait des deux côtés de l’échiquier… C’est précisément cette situation qui vous a perdu dans une partie que, paradoxalement, vous avez entreprise justement pour la perdre : pour être finalement vaincu. Le coup de grâce, vous vous l’êtes donné vous-même : le fou blanc prend la dame noire, l’antiquaire ami de Julia se trahit lui-même, lui, le joueur invisible, le scorpion se pique la queue… Je peux vous assurer que c’est la première fois de ma vie que je suis témoin d’un suicide sur échiquier réussi avec une telle perfection.
— Brillant, dit César, sans que Julia sache s’il parlait de l’analyse de Muñoz ou de son jeu à lui. Mais, dites-moi… À votre avis, comment se traduit cette identification que vous faites entre moi et la dame noire d’une part, le fou blanc de l’autre ?
— Je suppose qu’il nous faudrait toute la nuit pour en parler et des semaines entières pour l’analyser… Pour le moment, je ne peux que dire ce que j’ai vu sur l’échiquier. Et j’y ai vu une double personnalité : le mal, sombre et noir, César. Votre condition féminine, vous vous souvenez ? Vous m’avez demandé un jour cette analyse : personnalité réprimée et opprimée par son entourage, refus de l’autorité constituée, combinaison de pulsions agressives et homosexuelles… Tout cela incarné sous les noirs atours de Béatrice de Bourgogne ou, ce qui revient au même, de la reine de l’échiquier. Et d’autre part, votre contraire, aussi différent que le jour et la nuit, votre amour pour Julia… Cette autre condition qui vous est tout aussi douloureuse : votre condition masculine, avec les nuances qui s’imposent ; l’esthétique de vos attitudes chevaleresques ; ce que vous avez voulu être et n’avez pas été. Roger d’Arras incarné non pas dans le cavalier, ou le chevalier si vous préférez, mais dans l’élégant fou blanc… Qu’en pensez-vous ?
César était immobile, tout pâle. Pour la première fois de sa vie, Julia le voyait figé de stupeur. Puis, au bout de quelques instants qui parurent interminables, marqués seulement par le tic-tac d’une horloge qui égrenait le passage de ce silence, l’antiquaire retrouva lentement un faible sourire qui se fixa au coin de ses lèvres exsangues. Mais cette fois, ce n’était plus qu’une expression machinale, un simple expédient pour faire face à l’implacable dissection que Muñoz lui avait jetée à la face, comme on jette un gant.
— Parlez-moi de ce fou, dit-il d’une voix rauque.
— Je vais vous en parler, puisque vous me le demandez – les yeux de Muñoz s’étaient éclairés de cette lueur fiévreuse qu’on leur voyait lorsqu’il était sur le point de jouer un coup décisif. Il rendait à son adversaire les doutes et les incertitudes qu’il lui avait fait subir devant l’échiquier ; c’était sa revanche professionnelle. Et lorsqu’elle le comprit, Julia se rendit compte qu’à un moment donné de la partie le joueur d’échecs en était venu à croire à sa propre défaite.
— Le fou, continua Muñoz. La pièce que l’on peut le mieux assimiler à l’homosexualité, avec ses profonds mouvements en diagonale… Oui. Vous vous êtes également donné un rôle magnifique avec ce fou qui protège la reine blanche sans défense et qui, dans un trait de sublime décision préparé depuis le début, porte finalement le coup mortel à sa propre condition obscure et donne à la dame blanche tant aimée une leçon aussi magistrale que terrifiante… Tout cela, je l’ai compris peu à peu en enchaînant une idée après l’autre. Mais vous n’étiez pas un joueur d’échecs. Au début, c’est ce qui a détourné mes soupçons. Ensuite, quand je n’avais plus guère de doutes, c’est ce qui m’a déconcerté. Le déroulement de la partie était trop parfait pour un joueur moyen, parfaitement inconcevable pour un simple amateur… Et de fait, je suis encore perplexe.
— Tout a son explication, répondit César. Mais je ne voulais pas vous interrompre, mon cher. Continuez.
— Je n’ai plus grand-chose à ajouter. Du moins, ici, ce soir. Álvaro Ortega s’était fait tuer par quelqu’un qu’il connaissait peut-être, mais je n’étais pas suffisamment au courant de la question. En revanche, Menchu Roch n’aurait jamais ouvert la porte à un étranger, moins encore dans les circonstances décrites par Max. L’autre soir, au café, vous avez dit qu’il ne restait pratiquement plus de suspects, et c’était vrai. J’ai essayé d’étudier le problème en faisant une série d’approximations analytiques : Lola Belmonte n’était pas mon adversaire ; je l’ai su dès que je me suis trouvé en face d’elle. Son mari non plus. Quant à don Manuel Belmonte, ses curieux paradoxes musicaux m’ont donné beaucoup à penser… Mais, comme suspect, le personnage présentait des failles. Son côté joueur d’échecs, pour dire les choses simplement, n’était pas à la hauteur du reste. Et puis, il est infirme, ce qui excluait tout acte de violence contre Álvaro et Menchu… Une combinaison possible oncle-nièce, compte tenu de la femme blonde à l’imperméable, ne résistait pas davantage à une analyse un peu poussée : pour quelle raison voler quelque chose qui leur appartenait ?… Quant à ce Montegrifo, j’ai fait ma petite enquête et je sais qu’il ne touche aux échecs ni de près ni de loin. De plus, Menchu Roch ne lui aurait jamais ouvert la porte ce matin-là.
— Il ne restait donc plus que moi.
— Vous savez bien que lorsqu’on élimine l’impossible, ce qui reste, pour improbable qu’il puisse paraître, doit nécessairement être vrai.
— Je m’en souviens, mon cher. Et je vous félicite. Je suis heureux de voir que je ne me suis pas trompé sur votre compte.
— Vous m’avez choisi pour cela, n’est-ce pas ?… Vous saviez que j’allais gagner la partie. Vous vouliez être battu.
Avec une moue condescendante, César lui fit comprendre que la chose n’avait pas d’importance.
— Je l’espérais, en effet. J’ai fait appel à vos bons offices car Julia avait besoin de quelqu’un pour la guider dans sa descente aux enfers… Cette fois, je devais me limiter à jouer le mieux possible le rôle du Diable. Je te donne un compagnon. Et c’est ce que j’ai fait.
Les yeux de la jeune femme flamboyèrent aussitôt et sa voix s’éleva, métallique :
— Ce n’est pas au Diable que tu jouais, tu voulais être Dieu. Distribuer le bien et le mal, la vie et la mort.
— C’était ton jeu, Julia.
— Tu mens. C’était le tien. Je n’étais qu’un prétexte, rien de plus.
L’antiquaire pinça les lèvres, contrarié.
— Tu ne comprends rien, ma chérie. Mais ça n’a plus tellement d’importance… Regarde-toi dans une glace et tu me donneras peut-être raison.
— César, tes glaces, tu peux te les mettre où je pense.
Il la regarda, sincèrement peiné, comme un chien ou un enfant battu. Ce reproche muet, débordant d’absurde loyauté, s’éteignit – dans ses yeux bleus où il ne resta plus finalement qu’un regard absent, perdu dans le vague, étrangement humide. Puis l’antiquaire se retourna lentement vers Muñoz.
— Vous ne m’avez pas encore expliqué, dit-il, – et on aurait cru qu’il avait du mal à retrouver le ton qu’il avait adopté jusque-là avec le joueur d’échecs –, vous ne m’avez pas encore expliqué comment vous aviez tendu le collet qui noue vos théories inductives aux faits… Pourquoi êtes-vous venu me voir ce soir avec Julia, et pas hier, par exemple ?
— Parce qu’hier, vous n’aviez pas encore renoncé pour la deuxième fois à prendre la dame blanche… Et puis, jusqu’à cet après-midi, je n’avais pas trouvé ce que je cherchais : un recueil de revues d’échecs, troisième trimestre 1945. Il s’y trouve une photo des finalistes d’un tournoi de jeunes joueurs d’échecs. Vous êtes sur cette photo, César. Votre nom et votre prénom sont mentionnés à la page suivante. Ce qui me surprend, c’est qu’on ne vous y cite pas comme le vainqueur… Et ce qui m’intrigue aussi, c’est qu’à partir de ce jour on perd toute trace de vous comme joueur d’échecs. Vous ne jouez plus jamais en public.
— Il y a quelque chose que je ne comprends pas, dit Julia. Ou plus exactement, une chose en particulier, parmi toutes celles qui me dépassent dans cette histoire de fous… Je te connais depuis que j’ai l’âge de raison, César. J’ai grandi à côté de toi et je croyais connaître jusqu’au moindre recoin de ta vie. Mais tu n’as jamais parlé d’échecs. Jamais. Pourquoi ?
— C’est une longue histoire.
— Nous avons tout notre temps, dit Muñoz.
— C’était la dernière partie du tournoi. Une finale de pions et de fous sur un échiquier fortement dégarni. Devant l’estrade sur laquelle s’affrontaient les finalistes, quelques spectateurs suivaient le jeu dont l’un des arbitres notait les coups sur un tableau accroché au mur, entre un portrait du Caudillo et un calendrier qui indiquait la date, 12 octobre 1945, au-dessus de la table où brillait la coupe d’argent destinée au vainqueur.
Le jeune homme à la veste grise toucha machinalement le nœud de sa cravate et regarda ses pièces – les noirs – avec désespoir. Le jeu méthodique et implacable de son adversaire avait fini par l’acculer irrémédiablement. Le jeu des blancs n’avait pas été une brillante suite de manœuvres, mais plutôt une lente progression à partir d’une solide défense initiale, un jeu qui n’avait obtenu l’avantage que par une attente patiente, exploitant l’une après l’autre les erreurs de l’adversaire. Un jeu dépourvu d’imagination, qui ne risquait jamais rien mais qui, précisément pour cette raison, avait taillé les noirs en pièces dès qu’ils tentaient d’attaquer le roi, les noirs décimés, éloignés les uns des autres, incapables de se porter secours, ou même de faire obstacle à la percée des pions blancs qui, alternant leurs mouvements, étaient sur le point d’arriver à dame.
La fatigue et la honte troublaient les yeux du jeune homme à la veste grise. La certitude qu’il aurait pu gagner, que son jeu était plus brillant, plus audacieux, supérieur à celui de son adversaire, ne suffisait pas à le consoler de son inévitable défaite. L’imagination débordante et fougueuse de ses quinze ans, l’extrême sensibilité de son esprit, la lucidité de sa pensée, jusqu’au plaisir presque physique qu’il éprouvait à toucher les pièces de bois verni quand il les déplaçait avec élégance sur l’échiquier, composant sur les cases noires et blanches une trame délicate où il découvrait une beauté et une harmonie presque parfaites, étaient stériles à présent, et même souillés par la satisfaction grossière, le dédain que laissait deviner l’expression de l’adversaire victorieux : une espèce de rustaud olivâtre, aux yeux petits, aux traits vulgaires, dont le seul mérite pour accéder au triomphe avait été son attente prudente, comme l’araignée au centre de sa toile. Son inqualifiable poltronnerie.
Les échecs, c’était donc cela aussi, pensa l’adolescent qui jouait avec les noirs. Plus que tout, en fin de compte, l’humiliation d’une défaite injuste, la palme à ceux qui ne risquent rien ; voilà ce qu’il ressentait devant cet échiquier qui n’était pas seulement le support d’un stupide jeu de positions, mais le miroir de la vie, faite de chair et de sang, de vie et de mort, d’héroïsme et de sacrifice.
Comme les nobles chevaliers de France à Crécy, défaits en pleine et inutile gloire par les archers gallois du roi d’Angleterre, le jeune garçon avait vu les attaques de ses cavaliers et de ses fous, hardies et profondes, splendides mouvements, étincelants comme des coups d’épée, s’écraser l’une après l’autre, en vagues héroïques mais vaines, contre l’immobilité flegmatique de l’adversaire. Et le roi blanc, cette pièce haïe, derrière la barrière infranchissable de ses pions plébéiens, contemplait la scène de loin, à l’abri, avec un mépris dont l’expression du joueur qui en était le maître se faisait le reflet, le désarroi et l’impuissance du roi noir solitaire, incapable de secourir ses derniers fantassins débordés et fidèles qui livraient, dans un atroce sauve-qui-peut, un combat désormais sans espoir.
Sur cet impitoyable champ de bataille aux froides cases blanches et noires, il n’y avait même plus place pour l’honneur dans la déroute. La défaite effaçait tout, anéantissait non seulement le vaincu mais aussi son imagination, ses rêves, son amour-propre. L’adolescent à la veste grise posa le coude sur la table, appuya son front contre le creux de sa main, ferma les yeux quelques instants, écoutant la rumeur des armes s’éteindre lentement dans le val envahi par les ombres. Jamais plus, se dit-il. Comme les Gaulois vaincus par Rome qui refusaient de prononcer le nom de leur défaite, désormais il refuserait, le reste de sa vie, de se souvenir de ce que découvraient ses yeux : la stérilité de la gloire. Jamais plus il ne jouerait aux échecs. Et qu’aurait-il donné pour être aussi capable de les effacer de sa mémoire, de la même manière qu’à la mort des pharaons on effaçait leur nom sur les monuments.
L’adversaire, l’arbitre et les spectateurs attendaient le coup suivant avec une impatience mal dissimulée, car la fin traînait en longueur. Le jeune garçon regarda pour la dernière fois son roi traqué et, avec une triste sensation de solitude partagée, décida qu’il ne restait plus que l’acte pieux de lui donner une mort digne, de sa propre main, pour lui éviter l’humiliation de se trouver acculé comme un chien fugitif, cerné dans un coin de l’échiquier. Alors, il tendit les doigts vers la pièce et, dans un geste d’infinie tendresse, renversa lentement le roi vaincu, le coucha amoureusement sur la nudité des cases.